Etienne Hatt
Artpress - Introducing, 2019
Félix Pinquier produit des « énigmes sensorielles » qui instaurent le silence pour explorer le phénomène sonore.
En 2010, Relâche clôturait la scolarité de Félix Pinquier dans l’atelier du sculpteur Richard Deacon à l’École nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris.La vue partielle de l’exposition montre d’étranges objets épars. En bois, plâtre, ciment, plomb, métal et caoutchouc, ils sont produits par moulage de tubes, tuyaux, entonnoirs, objets industriels et coffrages conçus par l’artiste. Le processus est modulaire, combinatoire et cumulatif. Il vise à créer un répertoire de formes réutilisables dans un même objet ou d’une sculpture à l’autre, parfois dans d’autres tailles ou matériaux. Dynamo (2010), moulage en plâtre ici accroché au mur du fond, dérive de Sonars (2008), chaine de volumes en carton posés au sol, et sera, ailleurs, tiré en fonte d’aluminium. Les objets n’ont ni statique ni statut définitifs. Ils pourront être posés différemment ou perdre leur autonomie initiale et s’agréger en installation, comme ceux réunis ici par une plate-forme, qui n’est pas un socle mais un espace dans l’espace, un terrain de jeu et d’expérimentation.
Les séries de dessins réalisées depuis lors par Pinquier participent de son travail de sculpteur. Qu’il s’agisse de dirigeables, de brise-lames ou d’hélices, l’artiste choisit ses motifs pour leur volumétrie. Il les dessine d’après des photographies, souvent anciennes, dont, il reprend, dans la série Aérolithes (2012), les mises en pages décentrées et les points de vue dynamiques. D’autres dessins combinent plusieurs formes et modes : restitutions hyperréalistes de volumes, schémas tirés des propres sculptures de l’artiste et signes typographiques. La page dessine alors une constellation qui est aussi une syntaxe.
Les oeuvres de Félix Pinquier semblent entretenir un rapport étroit au réel. Celui-ci tient au procédé de l’empreinte et de la copie, mais aussi au rapprochement possible entre ces formes et les objets du quotidien. Dynamo fait penser à une pendule. Ceux que l’artiste
appelle ses « objets domestiques » semblent manipulables et utilisables comme les ustensiles ou les meubles qu’ils évoquent. Tel est le cas d’Assises (2010). Le titre et la forme de ces deux petites pièces de bois et de plâtre visibles au centre de la plate-forme en feraient des tabourets, mais pas leur taille. Car Pinquier introduit des perturbations qui interdisent toute fonction à ses objets réduits à des simulacres ou à des machines absurdes héritières des oeuvres mécanomorphes de Marcel Duchamp et Francis Picabia.
L’artiste joue avec le réel comme il joue avec les mathématiques. En effet, il écrit ses formes en définissant des protocoles fondés sur des suites numériques. La sculpture Parcours (2010) repose ainsi sur la répétition de la suite arbitraire 5, 2, 3, 4 et 1, les chiffres correspondant ici à des hauteurs différentes. Un tel usage des mathématiques fait bien sûr penser à François Morellet. À cet égard, le titre Relâche lui rend hommage et, à travers lui, à Picabia. Au-delà de leur caractère ludique, les nombres ont aussi à voir avec la musique qui
est, pour un praticien comme Pinquier, comptage des mesures et du rythme. La pièce Trois
pour quatre (2010), moulage de plâtre marqué par trois gorges d’un côté et quatre de l’autre, renvoie ainsi à la polyrythmie et au déphasage. Mais Pinquier ne saurait réduire la musique à un décompte.
Pourtant, à la suite de Christian Marclay dont il fait siens les propos, il sait que représenter la musique et, plus généralement le son, est « toujours une sorte d’échec. Car le son est immatériel et l’évocation du son par la vue exclura toujours l’ouïe (1) ». Parcours tente néanmoins de dépasser cette aporie. Le profil de la sculpture évoque, certes, les transcriptions graphiques des sonagrammes. Mais il rappelle surtout les courbes discontinues de l’ « écriture sonore » de Rudolf Pfenninger, un des inventeurs du son synthétique dans les années 1930. L’objet se fait notation musicale, voire partition. Surtout, Pinquier, qui est trompettiste, remonte au fondement du son : l’air, sa vitesse et ses vibrations qui occupent une place essentielle dans ses recherches récentes. Station (2013), sculpture de cuir tendu sur une structure en métal, évoque ainsi le soufflet d’un accordéon et le pavillon d’une trompette. La sculpture devient instrument.
Pourtant, ces objets sont paradoxalement statiques et muets. Pinquier tire les conséquences de l’aporie énoncée plus haut : « un objet ou une image qui tente de représenter une sonorité devient involontairement la représentation de son absence (2) ». Aussi, ses oeuvres semblentelles même instaurer le silence. Les tubes à air sont, par exemple, remplis par cette matière sourde qu’est le béton (l’artiste parle de « remplaçage »). Les oeuvres sont d’autant plus silencieuses que l’artiste a, par le passé, expérimenté le son et le mouvement réels. Parmi ses oeuvres sonores, la vidéo Phonography (2008) associait des bouches animées en stop motion et une bande son chantante et rythmée formée d’onomatopées. Pourquoi, alors, avoir abandonné l’art sonore et se risquer à explorer le son dans des oeuvres silencieuses ? La réponse réside dans la fascination de l’artiste pour la synesthésie et la capacité de suggestion mutli-sensorielle d’un objet visible. Il écrit, en effet : « Le visible ne suffit pas pour comprendre ce qui est vu. Le visible ne s’interprète qu’en référence à l’invisible. Ce que l’on voit ne sera donc jamais ce que l’on entend et pourtant […] on sait que les sensations ne sont pas exclusives. (3) »
Etienne Hatt | 2013