Clément Dirié
Le silence éloquent de la sculpture, 2014
Le silence éloquent de la sculpture
En la découvrant, en vous en approchant, selon que vous serez mélomane ou formaliste, vous n’envisagerez pas de la même manière la sculpture créée par Félix Pinquier dans le cadre des Résidences d’artistes de la Fondation d’entreprise Hermès. Ou alors si, comme l’artiste, vous êtes sensible aux synesthésies, une troisième manière, au plus près de l’œuvre, vous permettra de l’appréhender comme cet objet hybride, à la fois réceptacle et outil, forme et instrument, volume et partition.
Clé d’interprétation de Station, le processus synesthésique fascine en effet le sculpteur pour qui la spatialisation du son constitue l’un des domaines privilégiés de recherche. Il explique son intérêt pour ce phénomène neurologique d’association des sens : « Dans certaines des expressions de la synesthésie, des stimuli visuels se traduisent par des réponses auditives. Le corps indique une réponse sonore à des signaux visuels. Dans la lecture, une forme de synesthésie, un espace mental s’ouvre, une profondeur qui dépasse les simples lettres imprimées en noir sur blanc. Si je dis cela, c’est que la lecture des objets et leurs capacités de suggestion mentale sont importantes dans mon travail. J’invente mes objets au moyen d’une écriture schématique où se combinent les références à la musique, aux sons, à la sculpture, aux mathématiques, au dessin, à la poésie, à la typographie… »
En vous en approchant, en l’embrassant du regard et du corps, Station requiert une lecture simultanément plastique et musicale, d’être à la fois mélomane et formaliste. À l’instar d’autres œuvres de l’artiste comme Parcours (2010), une large sculpture que sa position en porte-à-faux fige dans une apesanteur dynamique, Station est une structure statique exprimant le mouvement, une forme musicale au silence loquace. Un oxymore pour suggestion mentale.
Choisi par l’artiste Richard Deacon, parrain de sa résidence, Félix Pinquier a découvert l’univers du cuir à la Maroquinerie de Belley au printemps 2012. Au sein des ateliers, il s’est familiarisé, en « formation accélérée », avec ce matériau à la fois malléable et rigide. L’expérimentant à partir de chutes de sacs, il en a testé les potentialités. En créant de petits objets (protège-cahier, sacoches), il a pu éprouver ses résistances et ses réactions à différentes manipulations, essayer de le détourner de ses usages traditionnels. L’une de ses pistes d’expérimentation fut notamment d’étudier la manière dont le cuir peut contenir quelque chose, dont il peut devenir une poche, notamment une poche d’air. Inspirée par la forme du soufflet – usité pour certains sacs à la contenance élastique –, cette idée d’enfermer l’air rejoint l’attention de l’artiste pour le phénomène sonore – la manière dont se gonfle une gorge, un souffle, un accordéon. Elle renvoie également aux Aérolithes (2012), une série de dessins mettant en scène dirigeables et montgolfières, ces poches d’air monumental qui passionnent l’artiste et peuplent son univers de papier. À partir de ces essais et de cette envie – « créer quelque chose du domaine du soufflet qui puisse être mis en action » –, un projet d’œuvre a émergé en septembre 2012 pour une réalisation à l’hiver 2012-2013.
Comme à son habitude, Félix Pinquier est ensuite entré dans une phase de « recherche appliquée ». Grâce à la réalisation de croquis et de dessins techniques [p. XX], il a mis au point sa « structure-sculpture ». Il explique : « J’utilise des agencements de forme qui sont le produit de schémas, du dessin ou de constructions intuitives. Ces petits systèmes combinatoires me permettent de trouver une dialectique propre à l’objet. Ces opérations se rapportent à des notions de rythmes, de déplacements, de comptages ou de divisions harmoniques. De cette façon, l’œuvre est formulée de manière intelligible avant d’aller vers son élaboration visuelle ». Cette « élaboration visuelle » est alors la matérialisation en trois dimensions d’un principe élaboré en deux dimensions ou, pour reprendre les termes de l’artiste, d’une « partition à plat ». « La partition permet de signifier une chose à travers une réalité autre. Elle est au croisement du visuel et du sonore. C’est un objet de rencontre entre les différents médiums qui imposent souvent un point de vue excluant les autres ». À l’image d’une partition, XXX ne sera pas une œuvre univoque mais bien une proposition ouverte, sollicitant les différents sens dans un va-et-vient constant.
Si l’univers musical s’avère être si présent dans la pratique de Félix Pinquier, cela tient également à sa formation : il est diplômé en théorie musicale et en trompette, un instrument à vent. La majorité de ses œuvres fait ainsi référence à la musique ou, pour être plus exact, aux processus musicaux. Il est en effet rare qu’il utilise de manière littérale la musique et les sons. C’est l’une des singularités de sa pratique. Son œuvre ne met pas en scène l’univers de la musique ; elle crée ses propres instruments – toujours singuliers – et son propre système acoustique, un système dont le principal activateur est l’air – celui qui passe, qu’on souffle, qui s’engouffre, qui fait vibrer. Il n’est d’ailleurs pas anodin que deux séries sur papier, dans lesquelles Félix Pinquier crée des espaces bidimensionnels mettant en scène le mouvement et le son, s’intitulent Formes – Rythme – Points (2010) et Syntaxes (2012). Ou que Chiffres (2009), une série de décalcomanies sur papier, figure les nombres de 1 à 9 s’assemblant comme des notes de musique dans un système de notation inédit. La notation Pinquier.
Station se compose de onze montants en acier, d’un diamètre allant de 180 à 30 centimètres, cerclés de cuir, sur lesquels dix rubans de cuir sont enlacés et tendus. Comme une partition dans un orgue de barbarie. Mesurant 220 sur 180 centimètres au maximum de sa hauteur, la structure ressemble à un gigantesque soufflet, un accordéon de dix décagones reliés par un axe central. Elle est un lieu de passage, pour l’air, le regard et la matière. De profil, elle s’assimile à une portée dont les notes joueraient un crescendo harmonieux.
Évidemment, le choix du noir – tout en rendant cette sculpture étrange, voire « extra-terrestre » – convoque l’univers des chambres musicales, qu’elles soient d’écho ou d’enregistrements – ces chambres acoustiques auxquels les dessins de l’artiste ne cessent de faire allusion. À nouveau, Félix Pinquier travaille la matière sonore sans y recourir directement. Un texte intitulé L’objet du silence ou l’inversion du problème s’en veut le manifeste : « Je ne cherche pas à fabriquer des objets acoustiques. Je ne cherche pas à produire des illustrations musicales. Je ne cherche pas non plus à établir un système de correspondances sonores. […] Je cherche à penser le son par son contraire. Sa présence par son absence. Aussi, mes objets sont silencieux. […] Tenter de représenter le son par un objet ou une image silencieuse est toujours une sorte d’échec. Car le son est immatériel et que l’évocation du son par la vue exclura toujours l’ouïe. Mes objets sont des énigmes sensorielles. Ils sont comme des notations qui n’ont pas d’équivalence. Les formes, les matières et les volumes sont lisibles mais leur hypothèse sonore est insaisissable. La lecture de la partition est bloquée parce que le mouvement est arrêté. Les formes sont solidifiées. Pourtant, roulements, craquements, battements, accents, alternances, échos et réverbérations émanent de ces objets. Il émerge une dimension imperceptible capable de décrire le silence. Les sculptures étendent leurs pouvoirs d’évocation. Les images mentales se font. Une nouvelle sphère de perception apparaît. » À la lecture de ces lignes, se comprend l’ambition et la gageure de l’œuvre de Félix Pinquier : créer une sculpture muette que des sons, mentalement conçus par les spectateurs, peupleraient. En son temps, John Cage – figure tutélaire des compositeurs américains de musique minimale appréciés par l’artiste – créait l’œuvre 4’33’’ (1952), une partition de musique de quatre minutes trente-trois secondes de silence, propice à l’écoute des sons ambiants.
Naturellement, Station s’inscrit dans le répertoire des formes singulières élaborées par l’artiste. Il est sûr qu’elle ne demeurera pas longtemps isolée, qu’il saura vite l’entourer. En effet, que ce soit pour l’exposition Environs = Surroundings aux Tanneries (2011), l’installation Relâche ou sa participation au Vent d’après des Beaux-Arts de Paris (2011), Félix Pinquier aime disposer ses créations dans un espace commun. Aux Tanneries, la présentation des œuvres en extérieur, sur un plateau de béton brut, dessinait un parcours devenu paysage. Aux Beaux-Arts de Paris, les Objets de plate-forme étaient disposées sur un socle, comme dans un parc de sculptures. « Un espace ou les objets sont des signes qui constituent une syntaxe singulière. Une lecture qui ouvre le champ des possibles. » Cette conception de l’œuvre comme un tout, reconfiguré à chaque exposition, lui confère une nouvelle dimension : une perspective ludique où la modularité des éléments et le fait qu’ils puissent être démontables et mobiles en font des jouets. Sans doute trop précieux et fragiles pour être manipulés mais suffisamment mystérieux pour peupler nos imaginaires. Station ne fait pas exception à cette règle puisque ces différentes parties – ses portées successives – peuvent être aisément reconfigurées.
Dernier chapitre de la recherche de Félix Pinquier sur la spatialisation du son et la matérialisation du phénomène acoustique, Station fait partie de ces œuvres à voir, à lire et à expérimenter. Haut-parleur ne diffusant aucun son réel mais instillant une rythmique mentale, cette sculpture silencieuse, puissamment évocatrice, surprend également par son échelle. Qu’on l’envisage comme la pièce détachée d’un système acoustique monumental ou comme un ovni dont l’apparence noire et métallique l’assimile à un satellite spatial, XXX demeure cette « énigme sensorielle », nouvel opus de la notation Pinquier.
Clément Dirié